RESTITUER DES OEUVRES DÉTRUITES

Devant le musée du Louvre, sous la pluie, une foule attend patiemment d’entrer. Nous sommes le mercredi 23 août 1911. Deux jours plus tôt, les salles du musée étaient désertes. Que s’était-il donc passé entre ces deux moments ? On avait volé La Joconde le lundi 21. Sa disparition est signalée le lendemain. Ameuté par les journaux, le public se presse dès l’ouverture, pour contempler… un emplacement vide, là où était auparavant accroché le tableau. Les visiteurs se précipitent vers le stand de vente de cartes postales reproduisant le tableau dont le stock est vite épuisé ! La légende de La Joconde, comme tableau le plus admiré au monde, était née.

Serait-ce quelque chose de l’ordre de l’absence qui motiverait notre passion de l’art ?

Dans le passé, de nombreuses œuvres ont disparu, mais définitivement celles-ci. Confrontés à ce vide, nous les imaginons, les magnifions. Elles y gagnent ainsi en notoriété. Ce qui nous attire en elles se résume à un jeu subtil entre l’absence et de la présence. Et puis, ce qu’a dit l’artiste en son temps nous manque cruellement, la nostalgie se mêle au regret de ne pas avoir retenu l’objet aimé. Dès lors, comment résister au désir de remédier à cette privation, de redonner vie à ce que nous ne pouvons plus voir ? Il suffit de refaire le tableau. Au Louvre, immédiatement après le constat du vol, on pensa exposer à la place une copie de La Joconde qui se trouve au musée de Quimper.

Pour opérer une telle résurrection, il faut travailler en artiste, mais aussi en historien. A partir d’une patiente recherche documentaire, il s’agit de recréer, de recomposer, de reconstituer, de restituer en l’état des tableaux de tout temps en leur redonnant une véritable présence matérielle. Cette pratique ne fait pas seulement appel à la maîtrise manuelle et technique. On devra acquérir l’écriture de l’artiste, travailler comme lui, connaître ses motivations les plus intimes.

Car ce qui se passe là, dans l’œuvre, c’est ce qui fait son âme. Nous devons donc nous identifier à l’artiste lui-même, c’est-à-dire à l’homme et à son milieu. D’une époque à l’autre, la notion de temps est radicalement différente, les bruits, les odeurs, les contraintes sociales marquent profondément l’humeur de l’homme.

 Alors, on peut avancer que toute peinture est un « dit » de l’artiste, un instant de sa vie dans l’éternité du temps qui s’écoule. Ce qu’il nous faut traduire c’est cette puissance en suspens à réactualiser, un dit à réactiver. Notre objectif est donc ici de redonner vie aux œuvres que nous admirons parce qu’elles ont participé à mettre les hommes sur la voie de la spiritualité.

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Raphaël, Portrait d’un jeune homme, tableau restitué par nos soins.

 

Le tableau en train de brûler au lance-flammes
La destruction définitive : le tableau en train de brûler en 1945.

Pour justifier notre travail, la destruction doit être effective, connue ou reconnue par les historiens d’art. C’est l’occasion d’évoquer plusieurs raisons qui ont entraîné les disparitions :

Des tableaux disparus victimes du bien-pensant

 Des œuvres ont été détruites pour des raisons politiques : Ainsi, le Portrait de Lepeletier de Saint Fargeau peint par David, un magnifique pendant au Marat du musée de Bruxelles, a été acheté par sa famille et brûlé en cachette pour supprimer définitivement ce qui rappelait celui que ses descendants considéraient comme étant un indigne régicide.

D’autres disparurent parce qu’elles choquaient les bonnes mœurs : C’est le cas du Retour de la conférence par Courbet qui a été aussi acheté pour être officiellement détruit, la grande toile étant jugée trop blasphématoire par de fervents catholiques qui s’acharnèrent contre elle.

Des tableaux disparus victimes des guerres

 Des tableaux définitivement perdus dans des révoltes, émeutes, révolutions : Le Portrait d’Isabelle du Portugal par Jan Van Eyck ne représentait personne d’intéressant pour les hordes de pillards qui saccagèrent en 1798 le palais flamand où il était conservé. Il fut réduit à quelques fragments de bois négligemment piétinés et balayés sans scrupules.

De nombreux chefs-d’œuvre ont été détruits lors de la Seconde Guerre mondiale, par différents raids aériens aux bombes incendiaires sur l’Angleterre et le Japon, et surtout en Allemagne en 1945 lors du siège de Berlin, ou dans les mines de sel, dans les châteaux et demeures dynamités par les nazis à l’approche des troupes alliées. Le Saint Matthieu et l’Ange du Caravage repose écrasé dans le bunker que les nazis ont fait exploser, et aujourd’hui sous une colline du parc Friedrichshain, à Berlin.

Des tableaux disparus victimes du temps (pertes, oublis, dégradations)

  Il subsiste des cartons de tableaux qui ont manifestement existé puisqu’il reste sur ces cartons les traces de la première phase de travail de report sur toile : On conserve un dessin de la Joconde nue, mais le tableau a disparu. Opposer une Joconde nue à la « vraie » Joconde, n’est-ce pas fascinant ?

Parfois la couleur s’est lentement dégradée au fil du temps : La laque géranium abondamment utilisée par Van Gogh a viré au blanc, ce qui a rendu certaines œuvres bien différentes de ce qu’avait voulu leur auteur. L’harmonie d’origine étant perdue, il s’agit de la retrouver, de redonner à voir un Van Gogh.

Des tableaux disparus victimes mort-nées

 Des peintures sont disparues avant même d’avoir existé : Dans les tranchées de 14-18, Franz Marc dessine des projets de tableaux, se promettant de les réaliser avant d’être fauché par un obus. Le tableau mort-né, est une image en puissance que nous continuons à regretter d’un artiste aux sources de l’Abstraction.

Les états transitoires d’une peinture peuvent être délibérément détruits par l’artiste lui-même pour réaliser à partir d’eux une nouvelle peinture : Picasso détruit pour créer une œuvre devant la caméra du documentaire intitulé Le Mystère Picasso. Il faut accepter ici de mourir pour devenir.

Des tableaux disparus victimes d’accidents et délits

 Aucun tableau n’est à l’abri d’accident, incendie ou inondation : des petits tableaux de Chardin ont disparus à Batz dans l’inondation provoquée par des conduites d’eau crevées lors d’un bombardement. Plusieurs peintures disparaissent dans des crashs d’avions. Lors du 11 septembre 2001, des œuvres sont écrasées sous les gravats. Cette fois-ci, c’est l’histoire, qui, par ce qu’elle évoque de dramatique, impose sa marque à l’œuvre perçue comme témoin d’un événement.

Bien des œuvres ont été volées puis détruites pour faire disparaître la preuve du délit au moment où la police intervenait. C’est le cas d’un tableau de Boucher, Le Berger endormi du musée de Chartres que les gendarmes n’ont jamais retrouvé dans le canal consciencieusement sondé.

Des tableaux disparus victimes de soucis économiques ou de changement d’orientation dans le travail du peintre

Dans sa hâte de réaliser une nouvelle œuvre, mais ne disposant pas d’une toile disponible, un artiste est amené à utiliser un ancien tableau dont il devra faire disparaître toute trace en le recouvrant de couches de couleurs opacifiantes pour représenter une autre scène. C’est le cas, entre autres, de Rembrandt. Cette manière de faire peut s’expliquer par souci d’économie. Parfois aussi, l’artiste prend la décision de modifier ses intentions d’origine.  L’ancien tableau redevient visible grâce à la radiographie. En restituer l’image apparente cette action à celle d’une découverte archéologique.

Des tableaux disparus victimes de ruptures amoureuses

Il est urgent pour le peintre amoureux éconduit d’éliminer tout ce qui lui rappelle la femme qui l’a fait souffrir par son infidélité ou par son départ inopiné. C’est alors de manière rageuse qu’il efface l’image de cette femme, en maquillant son portrait (cas probable de Géricault), ou bien en modifiant le tableau (cas de Courbet). On se sent alors un peu coupable d’indiscrétion en montrant ce que l’artiste a délibérément voulu faire disparaître. Au lieu de détruire un tableau, il arrive aussi qu’un commanditaire demande à un artiste de faire oublier sous une autre peinture l’image de la femme répudiée.

Des tableaux disparus victimes d’une restauration ratée

La question se pose lors de chaque restauration de peinture : jusqu’où doit-on se permettre la suppression des repeints, le nettoyage des vernis ? Non-interventionniste et partisans d’une restauration s’affrontent. En 1994, de nombreuses critiques ont été émises à propos de la restauration du plafond de la Chapelle Sixtine. La restauration de la Sainte Anne de Léonard de Vinci a suscité la même controverse, Certains critiques reprochant d’avoir produit une dureté non voulue par l’artiste dans le modelé du visage de la sainte. En 2012, une octogénaire entreprenait de repeindre maladroitement sur l’image délabrée d’un Christ du XIXe siècle de son église de Borja en Espagne, provoquant ainsi la destruction de l’original.

Des tableaux disparus victimes de leurs auteurs

En 1948, Georges Rouault brûle 315 tableaux en présence d’un huissier. Après sa découverte de la calligraphie et de l’écriture automatique, Jean Degottex fait de même en 1955. De son côté, Gérard Richter brûle ses œuvres en 1962 avant de donner une nouvelle orientation à son travail. Francis Bacon avoue ne pas avoir assez détruit. Renoir détruit son Esméralda dansant avec sa chèvre au lendemain de son exposition en 1864, alors qu’elle avait connu un certain succès.
Autre type de destruction par l’auteur : quand l’artiste renonce à conserver une peinture qu’il juge insatisfaisante. C’est le cas, par exemple de Victor Brauner qui en 1941 élabore longuement La rage des Conglomers avant de recouvrir en 1943 la toile par La Palladiste.

Pour chaque cas, l’œuvre doit être intégralement reconstituée. Par exemple, on ne pouvait jusqu’ici prendre connaissance du tableau mythique La Tour des chevaux bleus de Franz Marc, qui faisait 2 mètres de haut, que par des images aux modestes dimensions de cartes postales. Or, à l’époque, le public s’était déclaré fortement impressionné par la taille des chevaux semblant surgir de la toile. Certains tableaux détruits ne sont connus que par des photographies ou d’anciennes gravures ; les restituer en leur état, dimensions et matériaux d’origine, a constitué une véritable résurrection.

Vidéo sur Youtube de présentation du projet

(c) Daniel Lagoutte